Campione, Al-Taqwa et les tentacules financiers des Frères musulmans
Je vais commencer par une devinette : connaissez-vous Campione ? C’est une petite commune grande comme le Vatican et peuplée d’environ 2 500 habitants. Je vais vous aider : c’est une commune italienne, au bord du lac de Lugano, totalement enclavée dans un canton suisse, le canton du Tessin. Pourquoi je vous parle de Campione ? La commune est réputée pour son casino. Elle accueille aussi depuis des décennies deux des principaux dignitaires de la Confrérie des Frères musulmans en Europe. Deux banquiers, Youssef Nada, d’origine égyptienne, aujourd’hui âgé de 87 ans, et Ali Ghaleb Himmat, qui doit fêter ses 78 ans. Ceux qui ont lu « Une mosquée à Munich. Les nazis, la CIA et la montée des Frères musulmans en Occident », paru en 2011, de Ian Johnson, lauréat du prix Pulitzer, connaissent déjà le nom d’Ali Ghaleb Himmat. Dans les années 60, aidé par Saïd Ramadan, le père de Tariq Ramadan, les Frères musulmans avaient pris le contrôle de cette mosquée… avec la bénédiction de l’Occident.
Premières questions : pourquoi ces deux banquiers se sont-ils installés à Campione ? Y-aurait-il un rapport avec la présence d’un casino ? Je vais répondre joker. D’une part, car le casino n’aimerait pas que l’on assimile son nom à ces deux personnages. Il n’y a que les mauvaises langues pour laisser penser qu’un casino pourrait blanchir de l’argent. Ce n’est apparemment plus le cas puisque le casino de Campione accuse un déficit de plus de 100 millions de francs suisses (90 millions d’euros). Et apparemment, l’Italie ne se bouscule pas pour le renflouer.
D’autre part, Youssef Nada est un vieux monsieur très susceptible. Il a fait condamner la Suisse en 2012 par la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci a estimé que les autorités suisses avaient violé son droit au respect de sa vie privée. Berne lui a payé une amende de 30 000 euros. Youssef Nada n’avait pas besoin de cette somme : il est milliardaire, sans que personne n’ait vraiment enquêté pour connaître l’origine de sa fortune. Personne, c’est à dire ni les justices, ni les polices.
Plus sérieusement, vous avez compris l’intérêt de ce minuscule territoire qui bénéficie d’un statut exceptionnel. En fait, Campione, c’est un peu la Suisse de la Suisse. C’est mieux qu’un paradis fiscal. Alors qu’il s’agit d’une commune de Lombardie, Campione est exclu du territoire fiscal communautaire de l’Union européenne. La devise officielle est le franc suisse. Pour l’anecdote, elle utilise les timbres suisses, et les voitures sont immatriculées en Suisse. Bref, ce n’est pas un hasard si ces deux financiers ont choisi de s’établir à Campione, qui n’est qu’un village. Ce n’est pas uniquement pour la beauté de ses couchés de soleil sur le lac de Lugano.
La banque Al-Taqwa, un échec sur toute la ligne
S’il n’y avait pas eu les attentats du 11 septembre 2001, les autorités ne se seraient jamais penchées sur les activités de ces deux banquiers si discrets. Pourtant, depuis 1988, ils géraient un petit établissement financier, Al-Taqwa, établi en Suisse, à Lugano, au Liechtenstein et aux Bahamas. Et les Bahamas, c’est à côté des Etats-Unis. Il ne faut donc pas jeter la pierre uniquement à la Suisse.
Sans doute vous rappelez-vous de tout ce qui a été écrit à l’époque sur Al-Taqwa dans des milliers de publications : cette banque aurait financé les opérations terroristes d’Oussama Ben Laden. Comme journaliste, j’ai parlé à de multiples reprises de cette petite banque. L’établissement a été mis en liquidation en décembre 2001, laissant derrière lui des centaines de millions de dollars de pertes. Les dirigeants ont été inculpés de « soutien ou participation à une organisation criminelle ». Mais qu’en est-il depuis ? En 2005, l’enquête a été classée, faute de preuves.
En août 2010, le Conseil de sécurité de l’ONU a retiré la banque de la liste des individus et entités associés à Al-Qaïda. Aux Etats-Unis aucune procédure pénale n’a été engagée contre les membres du conseil d’administration d’Al-Taqwa. Il en est de même en Suisse, au Liechtenstein et dans d’autres pays. La Jordanie avait également accusé la banque de soutenir des organisations terroristes.
Ses administrateurs sont-ils pour autant blanc comme neige ? Sans doute pas. Mais il y a, d’une part, l’excessive difficulté pour suivre les flux financiers qui alimentent le terrorisme. Officiellement, Al-Taqwa sponsorisait de petites opérations humanitaires dans des pays musulmans. Qui va vérifier sur le terrain ? Qui est capable d’estimer financièrement le coût de la construction d’un pont ou du creusement d’un puits ?
Et d’autre part, malheureusement, il faut déplorer l’incompétence de certains magistrats épaulés par de pseudo-experts. Pratiquement toutes les enquêtes menées en Suisse après 2001 par le procureur fédéral chargé du terrorisme ont lamentablement échouées. Il faut se souvenir que pendant des mois, après septembre 2001, on a présenté un ouvrage, intitulé « Ben Laden, la vérité interdite », comme la Bible pour comprendre Al-Qaida et tout savoir sur son financement. Un livre tiré à 200 000 exemplaires, traduit en de nombreuses langues, et qui n’était, en fait, qu’un simple travail de compilation sur Internet… L’un des auteurs de l’ouvrage a pourtant été recruté pour apporter ses lumières à la justice helvétique. A la décharge de ce procureur général suppléant suisse chargé du terrorisme, il était précédemment juge d’instruction dans le canton de Neuchâtel, un canton de 180 000 habitants. Il n’avait pas reçu de formation spécifique.
Le mystérieux Youssef Nada
Malgré tout les investigations menées concernant Al-Taqwa et ses dirigeants n’ont pas été inutiles. Les enquêteurs ont découvert que Youssef Nada s’était rendu en 1989 en Afghanistan. Il avait notamment rencontré Gulbuddin Hekmatyar, l’un des islamistes les plus radicaux. Quant à Ali Ghaleb Himmat, son déplacement à Kaboul remonte à 1993. Il n’y croise pas non plus des musulmans modérés. Ces voyages attestent que les Frères musulmans, qui condamnent officiellement le terrorisme, peuvent parfois entretenir des liens avec la mouvance djihadiste. Toutefois, il convient de rappeler que ces mêmes extrémistes étaient souvent financés… par les Américains.
Je reviens sur le parcours particulièrement intéressant de Youssef Nada. D’autant qu’il est l’un des très rares dignitaires de la Confrérie à avoir reconnu sur Al-Jazeera qu’il appartient bien à cette organisation. Emprisonné par Nasser de 1954 à 1956, Youssef Nada se réfugie en Libye. Il est contraint de s’enfuir quand le colonel Kadhafi prend le pouvoir. Commence alors un long exile en Europe, passant par la Grèce, l’Autriche et l’Italie. Youssef Nada fait notamment fortune dans le ciment. Ajoutons qu’il est l’un des pères de la finance islamique. C’est aujourd’hui un vieux monsieur et je pense qu’il mourra dans son lit, sans que les investigations ne puissent prouver les liens qu’il entretient depuis des décennies avec des organisations terroristes.
La conquête de l’Occident
Le plus important dans toute cette affaire, c’est la découverte dans la villa de Youssef Nada d’un document de 14 pages, intitulé tout simplement « Le projet », daté du 1er décembre 1982. Le contenu de ce « projet », celui des Frères musulmans, a été publié en français en 2005 dans un ouvrage intitulé « La conquête de l’Occident. Le projet secret des islamistes », signé par le journaliste suisse Sylvain Besson. Pour la première fois, un document révélait noir sur blanc que la confrérie voulait faire « de l’islam la civilisation dominante et mettre fin à l’hégémonie de l’Occident matérialiste sur l’humanité ». En clair, la cible prioritaire des Frères musulmans est bien l’Occident, et plus particulièrement l’Europe. Je me contente de vous donner quelques sympathiques recommandations du « projet » :
- Préparer une étude scientifique sur la possibilité d’établir le règne de Dieu partout dans le monde.
- Accepter une coopération provisoire entre les mouvements islamiques et les mouvements nationaux. Mais attention, il ne faut pas faire confiance aux mouvements nationaux.
- S’aider de systèmes de surveillance divers et variés, dans plusieurs endroits pour recueillir des informations et adopter une communication avertie et efficace à même de servir le mouvement islamique mondial.
- Inviter tout le monde à participer aux conseils parlementaires, municipaux, syndicaux et à d’autres institutions dont les conseils sont choisis par le peuple dans l’intérêt de l’islam et des musulmans.
- Enfin, jeter des ponts entre les mouvements engagés dans le djihad dans le monde musulman et entre les minorités musulmanes, et les soutenir autant que possible.
- Et bien entendu : faire des études sur les juifs, ennemis des musulmans.
Comme je n’oublie surtout pas que le sujet porte sur le financement du terrorisme, autres “conseils“ du « Projet » :
- Recueillir suffisamment de fonds pour perpétuer le Djihad.
- Chercher à posséder la majorité du capital de la banque et être ainsi en position de la manipuler et de la diriger.
- Créer une couverture dans un cadre légal pour les investissements afin de conserver secret les transactions financières.
Que dire de plus ? Je voudrais simplement opposer la liste noire des paradis fiscaux, proposée par Bruxelles, et qui cite Sainte-Lucie, la Mongolie et Trinidad et Tobago, avec l’indice d’opacité financière présenté par l’association Tax Justice Network. Numéro 1, la Suisse, numéro 2, les Etats-Unis, numéro 3 les îles Caïmans, numéro 4 Hong-Kong, numéro 5 Singapour, numéro 6 le Luxembourg, numéro 7 l’Allemagne… Pourquoi cette différence ? Certes Sainte-Lucie, par exemple, est un trou noir. Mais qui ose mettre son argent dans cette île ? Même pas 0,00001 des fraudeurs. En revanche, 22,3 % des flux financiers dans le monde passe par les Etats-Unis. C’est donc au milieu de milliers de milliards de dollars qui transitent et s’investissent dans ce pays que l’argent du terrorisme a le plus de chance de prospérer.